MAGHRÉBINES (LITTÉRATURES)

MAGHRÉBINES (LITTÉRATURES)
MAGHRÉBINES (LITTÉRATURES)

À ce que la géographie arabe nomme poétiquement le Maghreb (al-Ma 凜rib) et qui apparaît dans l’histoire sous les désignations fluctuantes de Libye, d’Afrique ou de Berbérie correspond une aire linguistique et culturelle qui, à travers les siècles, a vu un terroir primitif se recouvrir d’alluvions d’origines passablement diverses. L’originalité de ce complexe vient précisément de ce qu’il est globalement indéfinissable et qu’il ne saurait pour autant se ramener à ses composantes successives. Seule une sorte de stratigraphie philologique et littéraire pourrait donner une idée de sa déroutante richesse. Il était en tout cas inévitable que plusieurs langues et plusieurs littératures se succèdent et s’entrepénètrent dans ce cadre naturel traversé par les hasards et les violences d’invasions et de conquêtes qu’il a d’abord toujours subies, puis dont il a su régulièrement tirer parti, les tournant à son avantage et les amenant à sa mesure. Ainsi, sans cesser d’être jamais lui-même – ce qui le faisait appeler « berbère » par ceux qui montraient par là leur échec à le réduire –, le Maghreb a été punique et juif, grec et latin, vandale et byzantin, arabe, turc et français, avant de donner naissance à de jeunes nations que l’affirmation de leur nouvelle indépendance politique ont conduit immanquablement à faire un inventaire critique de toutes leurs traditions culturelles.

En bref, il s’agit de savoir ce qui, dans cette histoire, l’emporte finalement des aliénations ou des originalités, des ruptures ou des cohérences, de la discontinuité ou de la continuité. Ce qui revient en somme à contester ou à ratifier la solution que, déjà à la fin du XIXe siècle, suggérait fort subtilement Paul Monceaux lorsqu’il écrivait: « De tout temps, l’homme d’Afrique s’est jeté alternativement, avec une égale ferveur, dans le rêve et dans l’action. Ce qu’il a été, ce qu’il est encore dans la vie réelle, il l’a été en littérature, où il a su créer à son usage un style plus chaud, plus concret, plus vivant: il y a donné à l’imagination et à la passion plus qu’à la raison, à la fantaisie et à l’audace plus qu’à la logique ou à la tradition. »

À une histoire faite de colonisations successives correspond donc une suite de phases d’acculturation. Mais un fait domine ces péripéties, celui de l’adhésion à l’islam dont l’hégémonie décisive devient, à partir du VIIIe siècle, une constante. Face aux présences étrangères, elle seule mesure l’adhésion et, partant, la participation aux formes de l’activité socio-culturelle, ou signifie le refus et l’obligation, alors, de maintenir vivace une tradition menacée.

Cette longue lutte n’a pas manqué de façonner un type d’homme qui, au seuil du XXIe siècle, est une nouvelle fois appelé à choisir une voie.

1. Littératures préislamiques

Traces libyques, puniques et grecques

L’ignorance et les préjugés ont fait que les débuts de la culture maghrébine ont été longtemps, sinon passés entièrement sous silence, du moins abusivement « retardés ». Stéphane Gsell a fait justice de cette partialité en montrant que, si le passé libyco-berbère est rebelle à toute reconstitution historique, il n’en est pas moins indéniable. Instrument essentiellement oral, la langue que, pour la commodité, on pourrait appeler originelle, et qui est ordinairement considérée comme appartenant à la famille chamitique et même qualifiée parfois de protosémitique, n’en a pas moins donné lieu à des inscriptions dont l’alphabet se rapproche de l’écriture des Touareg actuels, le tifinagh .

Cela étant, est-ce quelque parenté linguistique qui a favorisé non seulement le développement d’un certain nombre de communautés juives très anciennes, mais bien encore l’installation de commerçants phéniciens d’abord sur la partie la plus orientale de la côte, puis, de proche en proche vers l’ouest, dans des établissements approximativement situés à une journée de navigation les uns des autres? Le fait est que, si la fixation de la fondation d’une Carthage tyrienne, peu avant la dernière décennie du IXe siècle avant notre ère, n’est pas absolument sûre et si le départ est difficile entre les éléments historiques et les éléments légendaires du personnage d’Elissa-Didon, la relation de lointains voyages a effectivement favorisé la naissance d’une sorte de littérature documentaire en langue punique: témoins les récits respectifs d’Hannon et d’Himilcon que Pline affirme dater de la grande période de Carthage, ce qui laisse encore subsister, du milieu du IVe à la fin du VIe siècle, une large marge d’incertitude. On sait aussi que, pour nourrir leurs propres œuvres, Salluste et le roi Juba ont trouvé, dans les chroniques locales appartenant au domaine carthaginois ou plus généralement punique, maints détails sur l’Afrique ancienne. Enfin, au dire de Columelle, les écrits des agronomes d’origine punique faisaient autorité à Rome, notamment le traité encyclopédique de Magon dont il ne nous reste qu’une quarantaine de citations, mais qui, lors de la destruction de Carthage en 146, avait eu l’insigne honneur d’être envoyé à Rome pour y être traduit, alors que le reste des ouvrages contenus dans les bibliothèques de la ville avait été donné aux princes « indigènes ». En fin de compte, stèles votives ou traités techniques, ces documents d’origine punique ne présentent pas un intérêt proprement littéraire, d’autant qu’ils nous sont parvenus dans un état tel que nous n’en possédons que de menus fragments, le plus souvent même, pour ce qui est de ceux de la seconde catégorie, sous forme de traduction latine ou bien grecque.

Si le rôle du grec en Afrique n’est nullement comparable à celui que la conquête romaine devait permettre au latin de jouer, on aurait cependant tort de le limiter à un simple moyen de transmission. À côté des divers dialectes locaux d’origine berbère, à côté du punique progressivement devenu langue commune parlée non seulement par les Carthaginois et par toutes les populations citadines, mais même par les souverains africains (ainsi qu’en témoignent des monnaies frappées par Syphax et Masinissa), il y avait place pour une langue de culture. Cette langue fut d’abord non pas le latin mais le grec. La raison de ce fait n’est pas claire: incidence des relations anciennes de Carthage avec la civilisation grecque, manifestation du rayonnement exercé par la colonie grecque de Cirta ou conséquence de la fréquentation des ports numides et maurétaniens par des marins ou des marchands venus de Grèce, de Grande-Grèce ou d’Asie? Toujours est-il que, sans sa traduction grecque, le rapport d’Hannon ne nous serait point parvenu; que, des vingt-huit livres de Magon, Dionysius d’Utique établit une version grecque en vingt livres; que les fils de Masinissa, Mostanabal et Micipsa, passaient pour instruits dans les lettres grecques; qu’un esprit aussi encyclopédique que le roi Juba avait choisi la langue grecque comme instrument de son œuvre et qu’après lui des écrivains nés en Proconsulaire ou en Numidie ne se sont pas fait faute de composer certains de leurs écrits en grec, notamment Cornutus, Fronton, Apulée et, parmi les chrétiens, Tertullien. C’est dire qu’il y a eu en Afrique mieux que l’implantation d’un enseignement dont témoigne malgré tout Augustin, mieux que la connaissance d’un alphabet et d’une langue attestés sous plusieurs formes par l’épigraphie africaine: parmi ces Maghrébins des siècles qui précèdent et qui suivent le début de notre ère, il y a eu véritablement d’excellents hellénistes.

Caractéristiques générales de la littérature latine d’Afrique

Les lettrés et les artistes ne sont pas tout, et il faut bien reconnaître que, de ce côté de la Méditerranée où depuis les guerres puniques Rome est intervenue avec des alternances de violence et de séduction, les populations ont assez tôt entendu parler latin, tout au moins par des soldats, des commerçants et des colons.

On se tromperait cependant si on imaginait que ce latin de tous les jours est devenu rapidement le parler courant de ces mêmes populations. Ainsi, au milieu du IIe siècle après J.-C., Apulée nous donne d’un de ses adversaires un portrait linguistique qui doit assez bien correspondre à celui de l’Africain du peuple: « Il ne parle jamais qu’en punique: à peine quelques mots de grec qu’il tient de sa mère. Quant à parler latin, il ne le veut ni ne le peut. » Et si, au début du Ve siècle, le caractère populaire de nombreux sermons de saint Augustin nous prouve que, dans les grands centres où il prenait la parole en latin, des foules relativement considérables pouvaient le comprendre, il faut aussi admettre que, pour la campagne éloignée d’Hippone, il fallait absolument prévoir un clergé capable de s’exprimer en langue punique.

Quant aux grands monuments littéraires de l’Afrique ancienne, même s’il est exact qu’ils ont été essentiellement écrits en latin, il reste que leur production n’est pas antérieure au Ier siècle après J.-C. En effet, pour aboutir sinon toujours à des chefs-d’œuvre, du moins à des œuvres véritablement originales, il a fallu qu’une pratique linguistique s’étendant sur plusieurs générations permît aux Africains de disposer d’un instrument assez familier pour qu’ils puissent l’utiliser sans complexe ni maladresse et assez perfectionné pour qu’ils puissent traduire grâce à lui leurs aspirations les plus profondes. C’est en tout cas le prix qu’ont payé les meilleurs de leurs écrivains, ce qui permet d’affirmer avec Paul Monceaux que « la littérature africaine est bien une province des lettres latines, mais une province qui a sa physionomie à part, ses traditions et son génie propre, ses gloires à elle ». Affirmation qui se précise et se justifie ainsi: « Les auteurs africains [...] font souvent mine d’étrangers dans la littérature latine: on dirait des Orientaux égarés, en Occident [...]. On restait carthaginois, maure ou numide; mais, de loin, on ressemblait à un Romain. »

La ressemblance vient d’abord de ce goût pour l’éloquence qui fait qu’en Afrique on naît orateur (« Afrique, terre nourricière des avocats », disait Juvénal non sans malveillance), qu’on y apprend et qu’on y enseigne volontiers la rhétorique et que, converti au christianisme, le rhéteur y devient tout naturellement prédicateur. Encore serait-il exagéré de prendre pour de la simple affectation cette remarque d’Apulée dans sa préface des Métamorphoses : « Et d’avance, je prie qu’on m’excuse si, maniant en novice une langue étrangère, la langue du forum, je fais quelque faux pas. » A fortiori la prononciation et l’accent jouent-ils un rôle certain, comme en témoigne un passage du De ordine (II, XVII, 45) où Augustin déclare que, sur ces deux points, il « se fait taquiner par les Italiens et les reprend à son tour ». Enfin ce problème de l’accent ne se ramène pas seulement à une simple façon de prononcer telle consonne, notamment les sifflantes (stridor punicus , disait Jérôme), mais il englobe toute la question de l’enflure du style, aussi bien écrit que parlé (tumor punicus ). Or, dans cette redondance africaine qui aurait pu être une forme du classicisme romain si elle n’avait pas utilisé simultanément les élégances archaïsantes et les virtualités de la langue vulgaire, il y a beaucoup plus qu’un procédé rythmique: tout un tempérament s’y traduit.

Ce tempérament original excelle à exprimer, par le jeu subtil de l’abstrait et du concret, une imagination violente et une sensibilité très vive; s’accommodant parfaitement du genre baroque, il fait de l’antithèse un instrument dialectique et abolit volontiers la distance entre prose et poésie; enfin, il n’est vraiment à l’aise que lorsqu’il parvient à se traduire tout entier dans sa subjectivité la plus brûlante ou dans ses rencontres les plus mystiques avec le divin. Aussi bien n’est-il pas étonnant que les sommets de cette littérature se trouvent dans l’aventure à la fois romanesque et doublement spirituelle du Lucius d’Apulée qui finit par être initié aux mystères d’Isis, et aussi dans la prodigieuse création que représentent les Confessions comme expression littéraire de l’itinéraire intérieur d’Augustin.

Du paganisme au christianisme africain

Il ne servirait à rien d’essayer d’établir une sorte de palmarès de cette littérature latine qui, mis à part le cas de Térence dont la naissance ne suffit pas à faire un écrivain vraiment africain, s’étend du Ier siècle de notre ère jusqu’à la fin du VIIe siècle, si du moins l’on considère qu’un chroniqueur comme Victor de Vita et un poète comme Dracontius justifient à eux seuls qu’on parle de la période vandale et si l’on considère en outre que la période byzantine mériterait d’être mentionnée même s’il n’y avait eu, pour l’illustrer en Afrique, que Priscien avec ses Institutiones grammaticae et Corripus avec son poème sur la guerre contre les Maures. Même si, négligeant le premier siècle (et par conséquent des hommes aussi différents et aussi importants que Manilius, Cornutus et Florus), l’on ne considérait que la période la plus éclatante, celle qui s’étend du siècle des Antonins à la mort d’Augustin (430), il resterait encore une trop longue liste de grands noms pour pouvoir faire autre chose que de les mentionner. Il serait en effet arbitraire de passer sous silence tous ces jurisconsultes, ces rhéteurs, ces grammairiens, ces métriciens, ces historiens et ces poètes dont la gloire a très largement dépassé les limites de l’Afrique.

Il est cependant deux faits dont l’ampleur, précisément universelle, ne saurait être passée sous silence. Pour s’en tenir au plan de la littérature païenne, il faut noter tout d’abord que, au moment où les lettres à Rome donnent très nettement des signes d’épuisement, les œuvres des auteurs africains se répandent dans le monde et que, lorsqu’ils se transportent dans la capitale, ces mêmes auteurs y brillent d’un éclat particulier: ainsi, pour ne pas revenir sur Apulée, Fronton, Aulu-Gelle, Aurelius Victor, Macrobe et même Martianus Capella. En tout cas, pour la fierté des uns (il suffit de parcourir les Florides d’Apulée) et au grand regret des chrétiens qui, tels Tertullien et Augustin, voient dans les spectacles, et notamment le théâtre, la dernière manifestation d’importance du paganisme africain, Carthage a été un des centres littéraires et artistiques parmi les plus brillants du Bas-Empire.

Cependant, à côté de ce phénomène à retardement qui fait de l’Afrique le dernier grand relais de la littérature païenne d’expression latine, il est un autre phénomène beaucoup plus considérable et tourné vers l’avenir. C’est celui que représente une extraordinaire pléiade d’auteurs chrétiens dont on ne retiendra que les plus grands: d’une part, ceux dont l’œuvre participe encore de schémas classiques, même si elle les retourne, dans une intention apologétique, contre la tradition dont ils sont issus: Minucius Felix, Arnobe, Lactance; d’autre part, ceux qui sont véritablement les Pères de l’Église africaine: Tertullien, Cyprien, Optat de Milève, Augustin. Sans ces derniers notamment, l’Église n’eût pas été à leur époque et ne serait pas aujourd’hui dans le monde ce qu’elle a été et ce qu’elle est devenue. Tant il est vrai que le Maghreb ancien a eu cette paradoxale vocation que l’apprentissage puis la maîtrise du latin lui ont permis de réaliser avant qu’il se fît musulman et se mît à parler arabe: aider à convertir l’univers antique païen en un monde chrétien moderne.

2. Littératures postislamiques

La littérature berbère

Dans les articles BERBÈRES et KABYLES, où est étudiée la littérature populaire des différents groupes de dialectes, on aura remarqué combien le fait berbère reste entouré de mystère, combien l’histoire de la langue et de la culture pose de redoutables énigmes. Un effort plus soutenu se développe pour inventorier cette production, par le livre ou la bande magnétique, et sauver ses trésors de l’oubli rapide dont ils sont menacés du fait de mutations socio-culturelles profondes.

De timides tentatives ont été ébauchées par quelques écrivains pour créer un instrument d’expression plus perfectionné qui soit en mesure de traduire les inspirations d’une conscience moderne. On ne peut préjuger de leurs résultats. Dans un Maghreb arabisé où, d’autre part, la langue française paraît devoir jouer encore longtemps un rôle important, la tâche sera rude. D’autant que l’entreprise pose des problèmes d’ordre politique. Le berbérisme a eu des fortunes diverses et connu des utilisations fort ambiguës. L’adhésion non équivoque des populations à l’islam et leur participation au combat de libération nationale ont mis un terme à certaines d’entre elles. Mais il reste qu’une fraction de l’opinion estime, en Algérie, par exemple, que la minorité d’origine berbère est lésée, notamment sur le plan culturel. Ce sentiment peut peser gravement sur l’évolution de certaines régions du Maghreb. Si la tentation d’un régionalisme outrancier constitue, à tous égards, un danger, il faut condamner avec vigueur tout dessein de faire disparaître une source originale et vivante de la culture maghrébine.

On ne doit d’ailleurs pas réduire l’activité littéraire des Berbères à la seule production orale. Les œuvres écrites sont certes très rares, mais elles existent. Toutes postérieures à la pénétration musulmane, elles utilisent les caractères arabes. Mais surtout, des historiens, des généalogistes, des théologiens, des juristes, des voyageurs, des grammairiens, des poètes ont directement écrit leurs œuvres en arabe. La conquête n’a pas islamisé et encore moins arabisé immédiatement le Maghreb. Mais peu à peu l’hégémonie arabo-islamique s’est affirmée, souvent par l’intermédiaire de ceux-là mêmes qui l’avaient combattue. Ils ont dès lors participé, à part entière peut-on dire, à l’activité culturelle du pays, tels ces Berbères installés en Espagne dès la conquête et dont les descendants s’illustrèrent à l’image du poète Ibn Darr face="EU Caron" ギ al-Qas レall 稜 (958-1030), le Mutanabb 稜 d’Andalousie.

La littérature de langue arabe

Il faut faire deux observations liminaires. Au moins jusqu’à la période contemporaine, la littérature arabe du Maghreb ne saurait se détacher de l’ensemble socio-culturel qui s’établit naguère des frontières de l’Inde à l’Espagne. Elle reçoit ses injonctions, obéit à ses lois, souscrit à ses orientations. Même géographiquement, il est difficile parfois de réduire un auteur à son origine maghrébine: Ibn face="EU Domacr" ヷald n (Ibn Khald n) séjourne en Espagne, quitte la Tunisie et s’installe en Égypte où il meurt; Ibn Rušd (Averroès) fait une grande partie de sa carrière dans l’Andalousie musulmane soumise aux Almohades; Ibn Raš 稜q meurt en Sicile et Ibn Šaraf à Séville. Il y a un perpétuel va-et-vient entre les différentes parties de l’empire. De nombreux savants maghrébins vont se former en Orient avant de revenir dans leur pays natal, lorsqu’ils y reviennent. Ainsi, Ibn T mart, le mahd 稜 almohade, poursuit ses études au Caire et à Damas, avant de fonder un nouvel État qui englobe le Maghreb et une partie de l’Espagne. Le regroupement de tous les écrivains n’évite l’arbitraire que s’il sert à mesurer l’importance d’une contribution, qu’elle soit originale ou non.

La seconde remarque concerne la notion même de littérature. Si l’on s’en tenait à l’acception européenne du terme, on ne retiendrait guère que la poésie et ce serait mutiler gravement la réalité de la culture arabo-islamique. Celle-ci privilégie fondamentalement des disciplines comme les sciences coraniques, juridiques, théologiques. La philologie et l’histoire tiennent une place importante. Poésie et prose littéraire, ce qu’en somme il est convenu d’appeler belles-lettres, n’y sont qu’un complément indispensable certes, mais à quoi un lettré (ad 稜b ) ne saurait limiter sa formation. Il faut attendre la période moderne pour que la littérature d’imagination essaie de s’imposer.

L’exemple de Kairouan

C’est au VIIIe siècle que le Maghreb devient une province arabe. L’histoire préside aux destinées de la culture et il faut attendre quelque temps avant que n’apparaissent des hommes de lettres maghrébins. La capitale de l’Ifr 稜qiya, Kairouan, créée de toutes pièces par le conquérant, joue un rôle de premier plan dans l’activité culturelle. Le fait que des dynasties locales se détachent de plus en plus du pouvoir central semble même encourager une certaine autonomie en ce domaine. Dans un premier temps, celui d’une « intense fermentation religieuse », les docteurs de la loi kairouanais occupent le devant de la scène, contribuant d’une manière décisive à implanter le rite malikite et fixant, pour des siècles, l’attitude des Maghrébins à l’égard des problèmes religieux ou éthiques. Toute une philosophie de l’existence se trouve ainsi définie.

L’un d’entre eux, Ab -l-‘Arab Mu ムammad (870 env.-945), traditionniste (docteur dans la transmission des ムad 稜ths du prophète), historien, poète, a laissé un recueil de biographies de ces savants, Tabaq t ‘ulam ’ Ifr 稜qiya (Classes des savants de l’Ifr 稜qiya ). Le plus célèbre d’entre eux est Sahn n (776-855), dont la Mudawwana sera abondamment glosée, devenant un classique de l’enseignement juridique. Parmi les disciples de cette génération d’érudits, celui dont l’action fut la plus marquante est Ibn Ab 稜 Zayd al-Qayraw ni (922-996), dont les nombreuses épîtres et l’œuvre principale (Kit b an-Naw dir wa-z-Ziy d t ‘al -l-mudawwana ) contribuèrent à la diffusion d’une doctrine malikite systématisée. Cette tradition est si vivace qu’on la retrouve illustrée par Ibn ‘Arafa (1316-1401), Berbère tunisien qui forma de nombreux étudiants et fut l’adversaire acharné du grand Ibn face="EU Domacr" ヷald n.

D’autres célébrités plaident pour le génie de Kairouan. On peut citer Ibn al- face="EU Caron" ィazz r (mort en 1004), médecin dont le Viatique du voyageur (Z d al-mus fir ) fut traduit en grec, latin et hébreu; l’astrologue Ibn Ab 稜-r-Ri face="EU Caron" ギ l (m. en 1040 env.), connu sous le nom d’Albohazen en Europe où son ouvrage Kit b al-bari’ f 稜 a ムk m an-Nu face="EU Caron" ギ m fut traduit en castillan pour Alphonse le Sage (vers 1254), et de là en latin, hébreu et portugais.

L’école littéraire produit des travaux qui comptent parmi les plus importants de la critique arabe. Ibr h 稜m al-Hu ルr 稜 (m. en 1022), dans Zahr al-Adab et face="EU Caron" ィam‘ al- face="EU Caron" ィaw hir , propose des glanes poétiques et quelques textes théoriques, le tout exclusivement consacré aux poètes et prosateurs orientaux. Son neveu ‘Al 稜 (1029-1095) a laissé des dizains d’amour malheureux (Al-Mu‘aššar t ) qui sont tenus comme « un des plus beaux chants d’amour de la poésie arabe ». Mais c’est à Ibn Raš 稜q (1000-env. 1070) que l’on doit l’œuvre critique la plus originale, Al-‘Umda f 稜 ルin ‘at aš-Ši‘r , traité d’art poétique encore utilisé de nos jours. Il consacra deux autres ouvrages aux poètes de Kairouan et à ceux de Mahdiyya, où puiseront les biographes postérieurs. Son grand rival, poète et critique, Ibn Šaraf (1000-1067), a composé, sous forme de maq m t (cf. MAQ MA), ses Questions de critique littéraire (Mas ’il al-intiq d ), panorama à vrai dire décevant de la poésie qui montre combien, en ce domaine, on ne se dégage pas de l’Orient.

Enfin Kairouan compte des historiens, tel Ibn ar-Raq 稜q (m. apr. 1027), auteur d’une Histoire de l’Ifr 稜qiya et du Maghreb qu’utiliseront Ibn ‘I ボ ri et Ibn face="EU Domacr" ヷald n notamment. La Tunisie fournira ainsi toute une lignée de chroniqueurs attachés au destin de leurs pays, tels Ibn Ab 稜 Din r pour le XVIIe siècle, Ibn Ab 稜 ドiy f (1802-1874) et ces érudits modernes qui proposent des thèses de valeur.

L’activité de Kairouan préfigure celle du Maghreb. Au long des siècles, des centres comme Tunis avec l’université de la Zayt na, Tlemcen, Fès avec l’université d’al-Qar wiyy 稜n voient naître des générations de lettrés qui s’illustrent dans ces domaines dont on a parlé. Les dynasties se succèdent, réalisant parfois l’unité de l’Afrique du Nord, repartant à la conquête d’une Espagne de plus en plus menacée et bientôt revenue aux mains des chrétiens. Des villes comme Meknès, Marrakech, Bougie sont choisies comme sièges du pouvoir et deviennent autant de foyers actifs de diffusion culturelle. Les étudiants passent de maître en maître, de mosquées en z wiya , entreprenant de longs voyages pour écouter les leçons d’un savant et recevoir de lui l’i face="EU Caron" ギ za ou licence d’enseigner à leur tour la matière qui leur fut dispensée. Ainsi se perpétuait une tradition. Dans l’impossibilité de lui consacrer ici une analyse exhaustive, on se contentera d’en relever quelques traits essentiels.

Historiens et voyageurs

Ibn face="EU Domacr" ヷald n domine de très haut l’historiographie arabe, mais ne doit pas être tenu pour le seul historien maghrébin. La nature du domaine étudié confère même aux ouvrages traitant de cette discipline une originalité qui permet de grouper leurs auteurs en une école indépendante. Dès les premières années du Xe siècle, l’ibadite Ibn a ル- プa 凜稜r écrit une chronique des imams rustémides de T hert. Kairouan, on l’a vu, compte de bons spécialistes dont les œuvres, aujourd’hui perdues, ont servi leurs successeurs pour une meilleure connaissance des royaumes aghlabide, fatimide et ziride. Mais c’est dans l’ouest du Maghreb qu’apparaît une vigoureuse école d’historiens. À la volonté d’hégémonie unitariste si longtemps exprimée par les Marocains correspond en somme une certaine primauté culturelle renforcée par la proximité de l’Andalousie.

Ibn ‘Id ri (seconde moitié du XIIIe-XIVe s.), en compilant des sources perdues, a rédigé une très précieuse histoire de l’Espagne et du Maghreb, Al-Bay n al-Mu face="EU Updot" 濫rib f 稜 a face="EU Domacr" 更b r mul k al-Andalus wa-l-Ma face="EU Updot" 濫rib , tandis qu’Ibn Ab 稜 Zar‘ (m. en 1315 env.) consacrait son Raw ボ al-Qir レ s au Maghreb et à la ville de Fès. Le propre frère d’Ibn face="EU Domacr" ヷald n, Ya ムy (1333-1379), qui mena une carrière aussi mouvementée que celle de son aîné et périt assassiné, fut l’historien du royaume de Tlemcen (Bu face="EU Updot" 濫yat ar-Raww d f 稜 face="EU Domacr" ヽikr al-Mul k min B n 稜 ‘Abd al-W d ). Il y dresse un tableau de la vie intellectuelle et littéraire de Tlemcen au XIVe siècle qui est d’un haut intérêt. Un autre Tlemcénien, al-Maqarr 稜 (m. en 1632) compose une volumineuse histoire de l’Espagne (Naf ム a レ- ヘ 稜b ). Citons encore les chroniqueurs attachés à l’histoire d’une dynastie ou d’une ville que sont les Marocains az-Zayy n 稜 (1734-1833), as-Sl w 稜 (1835-1897), Ibn Zayd n (1873-1946). Ces ouvrages, d’inégale valeur et ne renouvelant pas fondamentalement les méthodes de l’historiographie musulmane, sauf peut-être pour le dernier nommé qui fait un usage scientifique de documents authentiques, restent d’une valeur inestimable pour le témoignage qu’ils portent sur des périodes de l’histoire dont leurs auteurs ont souvent été des contemporains.

Les voyageurs furent nombreux dans cette région de l’empire si propice aux migrations. L’appel de l’Orient y a toujours été entendu et le charme de l’Espagne s’est puissamment exercé. Al-Idr 稜s 稜 (1100-1166), s’il est né et mort à Ceuta, fit ses études à Cordoue et passa une grande partie de sa vie à Palerme, à la cour des rois de Sicile, Roger II puis Guillaume Ier. Ayant conçu et réalisé un planisphère en argent, il le commenta dans son fameux Nuzhat al-Mušt q f 稜- face="EU Domacr" ヷtir q al-Af q , ou Livre de Roger , achevé en 1154. Son Raw ボ al-Uns , dédié à Guillaume, complète le précédent. C’est une œuvre scientifique, entreprise selon un plan rigoureux et qui utilise souvent une documentation de première main.

Al-Idr 稜s 稜 est en vérité le seul géographe maghrébin, les autres ouvrages relevant de la relation de voyage. Ibn Ba ta (m. en 1377) a laissé de ses longs périples en Orient, Asie Mineure, Chine, Russie, Afrique noire... un récit étonnant où le merveilleux, le fantastique et l’absurde voisinent avec des informations précises concernant les croyances et les mœurs des pays visités (Tu ムfat an-Nu ワワ r f 稜 ‘Aga’ib al-Am ル r ). Le texte en a été souvent déparé par les interventions malencontreuses du poète et secrétaire de la cour de Fès à qui il fut dicté.

Avec Ibn al-‘Abdar 稜 (XIIIe-XIVe s., Ar-Ri ムla-l Ma face="EU Updot" 濫ribiyya ) et al-‘Ayy š 稜 (16281679), les notations de géographie humaine et physique disparaissent; le voyageur se consacre surtout à noter le nom des érudits qu’il rencontre, à mentionner les textes inscrits à leurs programmes, à faire en somme un exposé sur l’état du savoir, principalement théologique et juridique, de leur époque. Le genre de la ri ムla perd ainsi beaucoup de son intérêt, même si ces mémentos bio-bibliographiques sont utiles pour apprécier la qualité et l’extension de la culture musulmane.

Pensée religieuse et juridisme

Cette évolution correspond à une situation de fait. Les disciplines rattachées à la pratique coranique s’imposent et le juridisme exerce sur les esprits une emprise totale. Le Maghreb n’a produit aucun de ces grands théologiens philosophes qui ont fait la gloire de l’Espagne musulmane. C’est par artifice qu’on pourrait lui rattacher Ibn ヘufayl, médecin, astronome, auteur du célèbre roman philosophique ネayy ibn Yaq ワ n ; s’il fut premier médecin à la cour almohade de Marrakech, où il mourut en 1185, c’est en fait un Andalou né à Guadix. De même Ibn Rušd, le grand commentateur d’Aristote, né à Cordoue (1126), qui lui succéda au même poste dans la capitale du Sud marocain où il mourut (1198). Il ne s’agit d’ailleurs pas d’appartenance géographique, mais d’une tendance à se satisfaire plus des plaisirs de l’argumentation logique que de l’effort de l’imagination créatrice. On s’efforce de systématiser une pensée religieuse étroitement traditionnelle, non d’inventer les principes d’une élaboration nouvelle. L’action des docteurs de la loi almoravides, les fuqah ’ , rigoristes, intolérants, censeurs acharnés de toute innovation blâmable, a été ici concluante. Ils ont pourchassé sans merci philosophes et penseurs mystiques dont l’influence aurait pu donner un autre visage à la culture maghrébine. L’autodafé des œuvres d’al- 鹿azz l 稜 (al-Ghaz l 稜), l’anathème lancé contre l’école des ル fis d’Almería, plus tard la relégation d’Averroès, autant de réactions contre la pensée ardente et dynamique qui se développait dans l’Espagne musulmane soumise à la loi maghrébine.

Il se trouva des hommes pour s’élever contre cette attitude, tel le mystique marocain Ibn ネirzihim (m. en 1164), défenseur d’al- 鹿azz l 稜 et du ル fi andalou originaire de l’Afrique du Nord Ibn Barra face="EU Caron" ギ n (m. en 1141); ou encore Ibn al-‘Ar 稜f (1088-1141). La tradition du mysticisme est d’ailleurs restée longtemps vivace au Maroc, représentée encore par Ibn ‘Aš 稜r (m. en 1362), l’ascète de Salé, qui compta parmi ses disciples le prestigieux Ibn ‘Abb d de Ronda; Ibn ‘A face="EU Caron" ギ 稜ba (1747-1809), auteur d’une quarantaine d’ouvrages religieux et de poèmes mystiques.

Mais en fait on ne peut conclure à l’existence d’une pensée profonde et originale. Les juristes se réservent l’essentiel de l’effort intellectuel, réduit le plus souvent à des exercices de glose. Des hommes comme le Tlemcénien as-San s 稜 (m. en 1490) et surtout les Marocains al-Y s 稜 (1631-1691) et ses contemporains ‘Abd ar-Ra ムm n et ‘Abd al-Q dir al-F s 稜 représentent le type de docteur qui se rencontre encore de nos jours. La multiplication de dictionnaires bio-bibliographiques consacrés à ces savants, tels ceux de l’Algérien Ibn Qunf d (1340-1407), du fassi Ibn al-Q ボ 稜 (m. en 1553), celle des catalogues de saints locaux dont le plus connu est le Bust n de l’hagiographe Ibn Maryam († 1605), montrent à l’évidence que l’avantage reste décidément aux érudits.

Littérature d’imagination et littérature populaire

Par littérature d’imagination, il faut exclusivement entendre la poésie. Elle a toujours été aimée et cultivée en ces pays mais sans jamais prétendre à une création originale. Le souvenir des grands poètes d’Orient et d’Andalousie semble avoir jugulé tout esprit d’initiative. Or, le classicisme le plus contraignant règne sur toute la production arabe et il faudra attendre la seconde moitié du XXe siècle pour que se fassent jour des essais de renouvellement.

Le Tlemcénien Ibn face="EU Domacr" ヷam 稜s (1252-1308) mena une carrière de panégyriste officiel à la cour de Grenade, où il fut assassiné. Ses poèmes, truffés de termes difficiles, se distinguent par leurs allusions à l’Antiquité persane, gréco-romaine et arabe. Son compatriote Ibn Ab 稜 ネa face="EU Caron" ギギ la (1325-1375 au Caire) a laissé, outre des poèmes, des maq m t , genre cultivé aussi au Maroc, et une compilation consacrée à l’amour, Diw n a ル- プab ba . Un autre Tlemcénien d’origine, mais qui vécut en Orient (Le Caire 1263, Damas 1289), écrivit des poèmes et des maq m t encore en manuscrits. Il serait trop long d’énumérer la liste des nombreux poètes maghrébins qui restent au demeurant peu connus. Ibn face="EU Domacr" ヷald n, à la fin de sa Muqaddima , cite plusieurs d’entre eux. Mais il ne semble pas qu’apparaisse, une fois la lumière faite sur ces œuvres, un talent personnel.

La sensibilité, l’invention, la fraîcheur doivent aller se chercher dans la production orale populaire. On sait combien les dialectes maghrébins sont diversifiés et caractéristiques. Ils se sont toujours maintenus bien vivants, même au cours des périodes les plus pauvres de la culture musulmane. Ils expriment avec spontanéité et vigueur l’âme d’un peuple très attaché à ses traditions locales. Citadins de Tunis, Alger, Tlemcen, Tanger ou Rabat, nomades du Sud tunisien ou des hauts plateaux algériens, femmes de tout le Maghreb se sont exprimés avec bonheur dans la langue qui correspond le mieux à leur affectivité. La littérature dite du mal ム n , c’est-à-dire d’arabe parlé, a souffert du mépris des anthologues et des critiques arabes qui l’ont toujours considérée comme mineure et indigne d’attention, jugeant la langue populaire comme un résidu dégradé de l’idiome savant. Or, il s’agit en fait de développements parallèles et de traitements différents de la morphologie, de la syntaxe et de la stylistique. À toute époque, les parlers ont évolué d’une façon autonome, ramenant sans cesse le langage à la réalité vécue. Au discours savant, privilégiant des archétypes linguistiques, imposant « une épistémologie générale de nature théologique et rituelle », s’opposent la souplesse, partant le manque de rigueur, et l’agilité d’un discours qui s’organise en fonction des structures socio-culturelles vivantes.

La littérature populaire est abondante et diversifiée: chants d’amour et de guerre, berceuses et comptines enfantines, poèmes de marins et de Bédouins, longues qa ル 稜das des madd ムs ou bardes de l’Oranais dont la célébrité ne se dément pas, tout cela compose le tableau attachant d’un quotidien vécu avec joie ou peine, toujours avec finesse et sincérité. Enfin, l’usage de la langue parlée semble un gage de la réussite du théâtre maghrébin où d’heureuses réalisations expriment un génie très authentique.

Perspectives d’avenir

La pénétration française, à partir de 1830, a déclenché un phénomène d’acculturation qui introduisit des données nouvelles dans la société du Maghreb. Certes, l’attachement à la culture arabo-islamique ne s’est jamais démenti. Les mouvements nationalistes en ont fait un des motifs de leurs revendications. L’action de réformistes tels que l’Algérien Ibn B dis (1889-1940), président de l’association des ‘Ulam ’, et ses disciples, celle des universités de la Zayt na à Tunis et al-Qar wiyy 稜n à Fès réussirent à maintenir l’enseignement et la diffusion de la pensée musulmane. Quelques écrivains, poètes, érudits ont maintenu malgré tout une tradition en danger. Le romantique tunisien Ab -l-Q sim aš-Š bb 稜 (1909-1934), l’Algérien Mu ムammad al-‘ 壟d produisent des œuvres poétiques appréciables. Touchés par l’effort de la renaissance arabe, la Nah ボa , mais ouverts à l’influence occidentale, des romanciers, des hommes de théâtre tunisiens et marocains contribuent à l’acclimatation de genres autrefois inconnus de la littérature arabe. Parmi les premiers, retenons les noms de ‘Al 稜 Du‘ face="EU Caron" ギi, Messa‘di, Baš 稜r face="EU Domacr" ヷraief, comme ceux de ‘Attiya, Mad ni, Guerm di, chefs de file d’une école résolument tournée vers le modernisme. Au Maroc, la revue Souffles accueille aussi bien des arabisants que les francisants qui se réclament d’une idéologie révolutionnaire. La nouvelle attire particulièrement de jeunes auteurs. Articles, essais, débats sur l’avenir de la culture se multiplient. Signe d’une vitalité certaine, mais point toujours d’une qualité avérée. Il faut également noter que l’Algérie s’est jointe peu à peu à cette activité.

Une fois l’indépendance acquise, les pays du Maghreb ont eu à régler les problèmes délicats de l’arabisation de l’enseignement. Le bilinguisme et le biculturalisme créent des tensions internes et sont sources de contradictions qu’il faudra surmonter. La langue arabe elle-même, pour s’ouvrir à la modernité, se doit de refondre ses structures, d’accueillir les riches possibilités de ses parlers, de bouleverser les schémas qui la figent. Se poursuit une volonté de dialogue entre écrivains de langue française et de langue arabe enchaînés, quoi qu’il leur semble, à la même réalité.

Les littératures d’expression française

La littérature maghrébine des Français

Dès l’installation française en Algérie, les voyageurs se font plus nombreux dans cette partie nord de l’Afrique. Certains y laissent des empreintes picturales ou littéraires qui, quel que soit leur intérêt, n’ont, toutefois, pas toujours « dialogué » avec les cultures plus sédentaires de la région.

L’Algérie, du fait d’une colonisation de peuplement sans équivalence de part et d’autre de ses frontières, a été aussi une terre de résidence de nouveaux venus, issus des pourtours méditerranéens. Les œuvres qu’ils ont écrites, enracinées dans cette terre qu’ils ont voulu leur, ouvrent la voie à l’expression littéraire en langue française des Maghrébins.

Les créations des uns et des autres, exprimées dans une langue commune, porteuses d’imaginaires se déployant dans un espace et un temps partagés, même lorsque prédomine le conflit, sont à connaître pour comprendre le Maghreb littéraire.

Le courant algérianiste, illustré par les noms de Louis Bertrand (1866-1941) et de Robert Randau (1873-1946), est le premier à proposer une expression « autochtone », autonome de celle de la métropole. Mais c’est surtout l’école d’Alger, littérature sur le qui-vive où l’espace est sans cesse revendiqué et la violence présente, qui instaure des relations étroites et complexes entre écrivains nés en terre du Maghreb, quelle que soit leur origine. Le représentant le plus prestigieux de cette école d’Alger est Albert Camus (1913-1960; Noces , L’Envers et l’Endroit , L’Étranger , La Peste , Chroniques algériennes ). D’autres écrivains de ce courant intériorisent aussi l’espace algérien sans exotisme de pacotille, avec une sensualité qui imprègne les mémoires d’une terre commune. Ces écrivains n’ont plus de certitudes, même s’ils ont encore des convictions. Tournant le dos à la littérature à thèse, ils explorent le réel et donnent une existence littéraire aux Algériens. Ils dénoncent l’injustice coloniale. La plupart s’éloigneront de cette réalité invivable: comment dénoncer l’ordre colonial sans trahir sa communauté? Leurs premières œuvres nourrissent le mouvement: celles de Gabriel Audisio, de René-Jean Clot, de Marcel Moussy, de Jules Roy, d’Emmanuel Roblès et de Jean Pelegri .

L’histoire de la colonie de peuplement a été close avec l’indépendance, mais l’imaginaire a poursuivi son travail: travail de deuil qui s’enlise parfois dans une littérature de la « nostalgérie », mais qui se montre plus dynamique avec ceux qui reviennent sur les lieux et le temps pour dire autrement l’échec vécu dans la haine, la douleur ou le silence, qui reviennent pour comprendre (Alain Vircondelet, Louis Gardel, Michèle Villanueva ou Marie-Jeanne Perez). Comme les œuvres maghrébines, ces œuvres ont à voir avec deux espaces, celui de l’origine et celui de leur insertion actuelle, rejoignant les ambivalences des créations maghrébines les plus contemporaines.

La littérature maghrébine de langue française

Écrire dans la langue du colonisateur sans s’y aliéner? Est-ce possible? Est-ce crédible? Depuis son émergence, cette question hante la littérature maghrébine de langue française. Mais était-il possible, sous la domination coloniale, d’écrire dans une autre langue? Une fois accumulé, un patrimoine littéraire doit-il être gommé au nom d’une « pureté » linguistique?

Les trois littératures du Maghreb sont nées de la colonisation. En imposant sa domination au pays, le système colonial gérait aussi la formation et la culture: il diffusait sa langue par le canal privilégié de l’école, par l’administration, la justice et la presse, pour faire de la langue le « ciment de l’union » de populations disparates. Cette « francisation » sous la contrainte de l’histoire et du pouvoir est lisible dans la littérature.

Cet apprentissage linguistique qui touche une élite imprègne aussi l’ensemble des colonisés, par le détour de la marginalisation des langues et des cultures de l’autochtone. Tout ce qui n’est pas français est rejeté dans les marges d’une culture ravalée au rang de folklore, « minorisation » que les pouvoirs d’après les indépendances ne sauront pas affronter, se souciant essentiellement de remplacer le français par l’arabe classique.

Si la percée des œuvres est plus précoce en Algérie qu’au Maroc ou en Tunisie, c’est que la politique d’assimilation y a été plus systématique et plus longue. La langue d’expression des écrivains n’est alors ni une langue maternelle (orale) ni la langue écrite d’avant la conquête – l’arabe classique –, mais la langue du colonisateur apprise à l’école, instrument de cette « culture de nécessité » dont parle l’essayiste algérien Mostefa Lacheraf dans Algérie, nation et société (1965). À partir de cette norme apprise sous la contrainte, puis par un choix plus réfléchi d’offensive sur le terrain même du conquérant, les écrivains maghrébins usent de cet outil en reproducteurs dociles ou en créateurs inventifs.

Dans les premiers écrits, le français littéraire des Maghrébins, appris au cours d’une formation bilingue dans les medersas, se caractérise par une hypercorrection où la préciosité du style laisse affleurer maladresses et formules ampoulées. Ces écrivains, fortement ancrés dans la langue et la culture arabo-musulmanes, ont des modèles esthétiques surtout réalistes, avec une légère teinte exotique. Le souci dominant est d’ordre informatif plus qu’esthétique. Ils prennent la plume pour témoigner de leur existence et de celle de leur communauté, de leur différence qu’ils estompent en formulant un discours plus ou moins sincère d’adhésion à la mission civilisatrice de la France.

Pour la génération suivante, dans la décennie qui suit 1945, le rapport à la langue française évolue. Encore peu nombreux, les écrivains ne sont malgré tout pas les défricheurs. La scolarisation s’enracinant, l’instrument linguistique est de mieux en mieux maîtrisé, les recherches esthétiques se font plus sensibles et le texte devient œuvre de création et non plus simple témoignage. Cette génération est celle des classiques maghrébins.

La troisième génération, celle de la postindépendance algérienne, et celles qui la suivront, acquièrent progressivement, de 1962 à nos jours, un rapport à la langue moins honteux, plus ludique et plus prospecteur comparable à celui que nouèrent certains écrivains de la génération précédente comme Mohammed Dib, Kateb Yacine, Driss Chraïbi ou Albert Memmi. Refusant les balises d’une culture étroite et sélective, ils investissent la langue apprise de références inhabituelles dans sa sphère dominante de fonctionnement, détournent le champ symbolique de ses effets attendus. L’équilibre à trouver entre les sources diverses n’est pas chose aisée, car la mémoire de la violence coloniale est inscrite, malgré tout, dans l’usage de la langue française, ainsi que la perte de l’idiome de l’origine.

Trois types de réponses peuvent être perçus:

– Refuser de continuer à écrire en français, soit en arrêtant d’écrire (c’est le cas limite de l’Algérien Malek Haddad), soit en écrivant en arabe classique (comme l’a fait Rachid Boudjedra), soit en partant de la langue populaire (les expériences sont surtout réalisées ici dans le domaine théâtral et très récemment dans quelques récits écrits en berbère).

– Utiliser le français pour se dire. Instrument d’expression, le français n’est pas assez maîtrisé pour être le moyen de la création. Phénomène sociologique et quantitatif, il est sans portée esthétique. Au mieux, il maintient une norme de français scolaire.

– Prendre le français à bras le corps, le travailler et le dynamiser, comme dans tout acte de création littéraire, quelle que soit la langue. On entre alors véritablement en littérature. Ces œuvres à deux voix au moins élaborent une esthétique de la bipartition qui constitue, dans la littérature universelle, leur spécificité. La langue est totalement dominée, elle n’est plus un conditionnement; elle est instrument d’exploration d’un réel transformé par le Verbe et par une subjectivité créatrice à l’œuvre dans son temps.

Ce dernier ensemble constitue l’aspect majeur de la littérature maghrébine de langue française. L’émergence de véritables créations ne peut advenir que si l’on bannit toute forme de censure de l’imaginaire. Parce que la triple censure – politique, idéologique, linguistique – pèse lourdement sur les trois pays du Maghreb, la plupart des œuvres publiées à l’intérieur des frontières sont frileuses et timorées, avancent des idées en s’excusant de les exprimer avec les mots qui ne sont pas ceux de la tribu, chaque censeur, faut-il le préciser, définissant ce que sont les mots de « sa » tribu! Un mouvement de recentrement de la création à l’intérieur du Maghreb, et en particulier en Algérie, était sensible dans les années 1980. Il s’estompe actuellement sous l’effet de la violence qui caractérise les rapports des forces politiques aux intellectuels de ces pays. La colonisation appartient au passé et les meilleurs écrivains maghrébins, délivrés de ce contexte, ont pu et peuvent sans complexe vivre leur création en langue française, trop souvent sous d’autres cieux que les leurs, et offrir au patrimoine universel des fruits incomparables.

Les genres littéraires

Ce panorama a comme horizon de référence la littérature algérienne qui, par sa longévité, propose une évolution des genres et des écritures sur près d’un siècle et demi. Les œuvres maghrébines émergent sur un fonds colonial existant, dans un rapport conflictuel aux langues, et dans la perspective d’un avenir d’indépendance ou d’autonomie par rapport à la littérature française métropolitaine et coloniale. Néanmoins, elles inscrivent dans leur texture le dialogue inévitable avec l’autre, qu’il se déroule dans la révolte ou la sérénité.

L’essai est le premier genre littéraire adopté. Il offrait une tribune efficace pour revendiquer une place dans l’espace colonial. Il y sera fait recours chaque fois qu’un écrivain éprouvera le besoin d’apporter sa contribution originale à un débat culturel ou politique.

Les formes narratives sont ensuite les plus fréquentées. La nouvelle et le roman ont souvent en mémoire l’art du conte ou de ses équivalents traditionnels. Les narrations se multiplient: elles prennent pour sujet une vie exemplaire, la vie même du narrateur (les autobiographies posant la question de l’identité et de l’assimilation), les mille petits faits quotidiens d’une communauté qui permettent de proposer une autre image du Maghreb, en contrepoint du discours colonial. Avec Dib, Chraïbi, Mammeri, Feraoun, Memmi, ces narrations acquièrent l’ampleur des romans classiques, avec ses techniques et ses effets. On peut dire qu’aujourd’hui tous les registres du genre romanesque ont été et sont explorés: le psycho-social, le guerrier, le policier, l’historique, le sentimental. Nedjma (1956), de Kateb Yacine, fait exploser les catégories traditionnelles et marque le début d’une remise en cause des modèles qui a encore des héritiers, et qui suppose la dislocation du temps, de l’espace, des personnages, l’éclatement des structures romanesques. Cette recherche d’un texte – que par commodité générique les éditeurs ou les auteurs nomment « roman » – est patente chez la plupart des écrivains actuels: Rachid Boudjedra, Habib Tengour, Tahar Djaout, Abdelkebir Khatibi, Abdelwabad Meddeb, Abdelhak Serhane par exemple. Les formes narratives sont également le support de traductions-adaptations de pièces du patrimoine maghrébin ou d’intégration de ces pièces dans les textes de fiction.

L’expression théâtrale a connu plus que tout autre les aléas des interdits linguistiques. Les pièces de Kateb Yacine, jouées avant 1962, disparaissent très vite pour délit de langue. Les dramaturges optent pour des créations en arabe classique ou, plus souvent, en arabe dialectal, ce qui ne dépassionne pas le débat.

En effet, le problème fondamental du théâtre maghrébin n’est pas véritablement celui de la langue mais celui de son impact: ce genre qui s’adresse directement au public dans sa langue le touche profondément, et chaque innovation est vécue par les pouvoirs en place comme un geste de défi. Les interdits, les censures, les blocages de toutes sortes frappent les dramaturges et les acteurs. Depuis 1989 en Algérie, à la faveur d’une ouverture culturelle, un renouveau du théâtre s’est manifesté. Des pièces ont été jouées par les mêmes acteurs en arabe puis en traduction française (Slimane Benaïssa, Ziani Cherif Ayad, Sonia et Boudjedra). Mais la reprise en main de la part de l’intégrisme religieux, de la censure idéologique dans le champ politique stérilise toute théâtralité critique et accule les créateurs à l’exil et à la diffusion de leurs pièces hors des frontières. Plus accueillants au renouveau théâtral – et à tous les arts du spectacle en général –, le Maroc et la Tunisie bénéficient de créations et valorisent cet art de première urgence pour des pays qui conservent un fort taux d’analphabétisme, malgré les programmes d’instruction en cours depuis les indépendances.

La poésie, enfin, demeure une constante littéraire maghrébine. La langue française ne fait pas exception. Née dans l’exil avec Jean Amrouche, elle est aujourd’hui une des expressions essentielles de Maghrébins quine résident plus sur leur terre comme Mohammed Dib, Jamel Eddine Bencheikh, Hedi Bouraoui ou Abdellatif La bi.

Aux côtés des grands, on trouve une multitude d’expressions poétiques mineures ou éphémères, antérieures et contemporaines. Elles sont le fruit d’événements brûlants – la poésie algérienne pendant la guerre d’indépendance, la poésie marocaine de résistance pendant les années 1970 –, d’instantanés vécus – « à coups de pied et à coups de poing », selon l’expression de l’Algérien Abderrahmane. Lounès. Poésie du terroir, poésie de l’espoir, poésie du « tiroir », elle se diffuse par autoéditions, manuscrits ronéotés, lectures publiques, radiodiffusées. Lorsque des manifestations sont organisées – » poésiades », « jardins de la poésie », « journées poétiques » –, elles attirent une foule dense venue écouter des déclamations dans quatre langues.

Les générations littéraires

Avant 1945

C’est en Algérie que la première génération se manifeste à travers des essais et des romans à thèse. Si M‘Hamed Ben Rahal aurait écrit, en 1891, la première nouvelle en langue française. Le premier roman, en 1920, est de Ben Si Ahmed Bencherif (1879-1921) et s’intitule Ahmed Ben Mostapha, Goumier . Il faut aussi citer les noms de Abedelkader Hadj Hamou (1891-1953), Chukri Khodja (1891-1967), Mohammed Ould Cheikh (1905-1938), Aly El Hammamy (1902-1949), Rabah Zenati (1877-1952), Djamila Debêche (née en 1926) et Marie-Louise-Taos Amrouche (1913-1976). Jean Amrouche (1906-1962) se détache sans conteste et donne à la littérature algérienne et maghrébine de langue française ses premiers poèmes nourris de spiritualité et de recherche des repères identitaires.

On ne trouve pas l’équivalent de cette génération en Tunisie, devenue protectorat français par le traité du Bardo en 1881 et par la convention de La Marsa en 1883, ni au Maroc, devenu protectorat français en 1912. Ces deux pays recouvrant leur indépendance en mars 1956, leur histoire coloniale est beaucoup plus brève que celle de l’Algérie.

Après 1945

En Kabylie, trois écrivains inscrivent leur région au cœur d’une nation à naître et d’un pays en souffrance: Malek Ouary, mais surtout Mouloud Feraoun (1913-1962; Le Fils du pauvre , Les Chemins qui montent , Journal ) et Mouloud Mammeri (1917-1989; La Colline oubliée , Le Sommeil du juste ).

À l’ouest, Mohammed Dib (né en 1920) fait vivre avec réalisme des personnages du petit peuple des villes et des campagnes dans sa trilogie, Algérie . Conjointement, son texte est habité par un verbe poétique où lyrisme et inspiration ancestrale s’unissent dans un rêve d’avenir: L’Incendie (publié pendant l’été de 1954) est une métaphore prémonitoire. Malek Haddad (1927-1978) et Kateb Yacine (1929-1989), à l’est du pays, achèvent de donner toute sa dimension spatiale au roman algérien. Nedjma , roman où la quête du passé, l’amour et le mythe de l’origine favorisent, par une écriture nouvelle, la recherche d’un Maghreb qui doit surgir des chaos de l’histoire. Assia Djebar (née en 1936), enfin, entame son itinéraire de création par un récit très controversé avec La Soif .

Sensiblement à la même période, Albert Memmi (né en 1920) inaugure l’expression littéraire tunisienne en langue française par son roman autobiographique, La Statue de sel , et son essai, Portrait du colonisé . Au Maroc, Ahmed Sefrioui publie Le Chapelet d’ambre (1949). Mais c’est Driss Chraïbi (né en 1926) qui s’impose avec éclat avec son autobiographie iconoclaste, Le Passé simple (1954), où il enfreint l’obligation de réserve tacite sur les tares de la société colonisée.

Tous ces auteurs qui sont reconnus aujourd’hui comme les classiques maghrébins partagent deux préoccupations et les ont traduites, différemment, dans leurs fictions: la description sensible de communautés méconnues ou mises à l’écart; l’affirmation d’une humanité autre avec laquelle le colon doit désormais compter. Quant aux œuvres adaptées du patrimoine traditionnel, elles répondent à ce même souci d’affirmer une existence culturelle sans lien avec la domination (pour l’Algérie, Saadeddine Bencheneb, 1907-1968, Mostefa Lacheraf, né en 1917, Mouloud Feraoun et Mouloud Mammeri ; pour le Maroc, Ahmed Sefrioui, Elisa Chimenti; et, pour la Tunisie, Mahmoud Aslan).

Après 1962

Les indépendances, dont on pensait qu’elles mettraient un terme à l’expression littéraire en langue française, la voient au contraire non seulement perdurer et s’enrichir en Algérie, mais se déployer au Maroc et en Tunisie.

En Algérie, la guerre de libération a fait exploser des expressions poétiques multiples dont la plupart s’effacent, la paix revenue. Les poètes poursuivent leur aventure solitaire en tentant le partage avec ces « citoyens de beauté » que Jean Sénac (1926-1973) veut imposer au réel par la force de ses mots. Par ses œuvres (Le Soleil sous les armes , Matinale de mon peuple , Avant-Corps ...) et son action, il reste le soleil tenace de la poésie algérienne, jusqu’à son assassinat en août 1973 et au-delà. Il entraîne dans son sillage un poète comme Djamal Amrani, et de plus jeunes poètes comme Youcef Sebti (1943, assassiné en 1993), Rachid Boudjedra, Hamid Tibouchi, Abdelhamid Laghouati, Tahar Djaout (1954, assassiné en 1993), et tant d’autres. Malgré répression et incarcération, Bachir Hadj Ali (1920-1989) publie une œuvre poétique attentive aux différentes langues et cultures. Dans l’exil où ils ont choisi de vivre, Mohammed Dib et Jamel Eddine Bencheikh (né en 1930) écrivent. Le premier publie avec régularité romans, nouvelles, pièces de théâtre, poèmes, surprenant le lecteur par la diversité et la richesse de ses créations (dont Le Sommeil d’Ève en 1989 et Le Désert sans détour en 1993). Le second édite assez tardivement des poèmes engrangés depuis 1956 puis, coup sur coup, plusieurs recueils (dont Transparence à vif en 1990 et Alchimiques en 1991). Ici, le poème occupe tout l’espace de la création, la parole poétique étant la seule à même de délivrer des sens qu’un jour nos mémoires d’avenir pourront revisiter et traduire. La poésie resterait-elle l’expression majeure de l’exil?

Le théâtre que Kateb Yacine a écrit avant 1962 devient son pôle principal de création en arabe dialectal. Parmi les essayistes de la guerre – dont l’Algérien d’adoption, Frantz Fanon (1925-1961) – demeure Mostefa Lacheraf, qui poursuit ses analyses exigeantes du réel. Mouloud Mammeri, présent à intervalles espacés dans l’édition littéraire (La Traversée du désert , 1982), se consacre à des recherches linguistiques et anthropologiques sur la culture berbère. Malek Haddad se tait. Assia Djebar publie plusieurs romans majeurs. D’autres s’exilent. Le climat de débat violent et passionné autour de la question de la langue et de la culture ne facilite pas l’épanouissement des talents.

Néanmoins, de nouveaux écrivains viennent enrichir ce courant littéraire et forment aujourd’hui sa troisième et même sa quatrième génération. Citons dans l’ordre de publication de leurs premières œuvres, Mourad Bourboune (1938; Le Muezzin , 1968), Rachid Boudjedra (1941) qui entre avec fracas et scandale dans le monde des lettres avec La Répudiation en 1969, Nabile Farès (1940; Yahia,pas de chance , 1970), Habib Tengour (1947; premier récit en 1978), Yamina Mechakra (1945) dont La Grotte éclatée est une des œuvres poétiques majeures sur la guerre de libération, Tahar Djaout (1954-1993; L’Exproprié , 1981) et ses romans corrosifs et dénonciateurs (Les Chercheurs d’os et Les Vigiles ), Rabah Belamri (1946-1995) et son dernier roman Femmes sans visage (1992), Malika Mokeddem (née en 1951), qui vient de publier son troisième roman, L’Interdite (1993), enfin Nina Bouraoui (née en 1968), dont la naissance littéraire a été très remarquée, avec La Voyeuse interdite (1991). Autour de ces noms prestigieux ou en voie de consécration, gravitent, en Algérie et en France, d’autres noms d’écrivains dont la position est plus excentrée, comme c’est le cas de Nadia Ghalem qui édite au Canada, ou celui de Leïla Sebbar (née en 1940) qui, de Fatima, ou les Algériennes au square (1981) à son dernier récit, Le Silence des rives (1993), occupe une place tout à fait particulière au cœur d’un triangle qui relie littérature française, littérature algérienne et littérature migrante. Le théâtre, parent pauvre, est marqué par Fatima Gallaire.

Tous ces écrivains se sont imposés d’emblée par une œuvre forte (c’est le cas de Rachid Boudjedra, par exemple, et de Yamina Mechakra) ou progressivement, en passant de récits assez proches du souvenir d’enfance à des fictions majeures (c’est le cas de Rabah Belamri ou de Malika Mokeddem). Leurs regards sur le réel, décapants et incisifs, leur pouvoir de suggestion et de transposition sont la preuve jamais démentie du pouvoir de lucidité qui caractérise la littérature, annonciatrice des maux qui guettent une société obsédée par son désir de recentrement sur une authenticité mythique et monolithique, la conduisant à l’expulsion de toute marque d’étrangeté. C’est dire que cette littérature est un enjeu essentiel où se jouent son existence et sa reconnaissance, jamais stabilisée depuis son émergence.

Au Maroc, la littérature de langue française n’offre pas du tout le même visage: elle est plutôt le fait, comme en Tunisie, de créateurs isolés qui ont choisi de s’exprimer dans cette langue, dans une position assez comparable à celle d’Adamov, de Ionesco ou d’Elsa Triolet. Ahmed Sefrioui continue à écrire et Driss Chraïbi représente le plus connu de ces écrivains avec, à son actif, une quinzaine de romans d’une grande diversité.

L’intrusion de Mohammed Khair-Eddine, à l’écriture agressive et provocatrice (Agadir , 1967, ou bien Légende et vie d’Agoun ‘Chich , 1984), et la parution de la revue Souffles dont il est le fondateur mettent brusquement les écrivains marocains, autour des années 1970, aux premiers rangs de la littérature maghrébine. Abdellatif La bi, qui publie en 1969 L’Œil et la nuit , et plus récemment Les Rides du lion (1989), emprisonné puis libéré, tente de rendre dans son écriture un peu de la violence du monde carcéral et devient le chef de file d’une narration poétique de l’engagement et du refus. Tahar Ben Jelloun, qui possède une notoriété désormais établie, publie en 1973 son premier récit, Harrouda , et obtient le prix Goncourt pour La Nuit sacrée , en 1987. Comme Chraïbi ou Khatibi, certains de ses récits déplacent les personnages vers d’autres espaces que le Maghreb. Abdelkebir Khatibi innovait en 1971 dans l’autobiographie en publiant La Mémoire tatouée . Plus proche de l’écriture de l’essai que de celle de la fiction, il a néanmoins fait paraître, en 1990, Un été à Stockholm . Enfin, plus récemment, Abdelhak Serhane (Messaouda , 1983) donnait un souffle nouveau au roman marocain. Du côté des femmes, on ne peut noter d’œuvres marquantes en langue française.

Le cas de la Tunisie est encore différent. En 1975, un Tunisien, Mustapha Tlili, fait paraître un roman, La Rage aux tripes . En 1979, le public commence à se familiariser avec l’écriture sophistiquée d’Abdelwahab Meddeb qui publie Talismano , et définit sa position comme celle de l’« entre-deux », irrécupérable tant par le « nationalisme » que par le « fondamentalisme ».

Dans la même période, des poètes – qui continuent à publier – éditent leurs premiers recueils: Hedi Bouraoui dès 1966, Salah Garmadi et Moncef Ghachem en 1970, Majid El Houssi en 1972, Sophie El Goulli en 1973, Chems Nadir (pseudonyme de M. Aziza) en 1978. Avec des écrivains plus nombreux, la littérature tunisienne se fait alors une place dans le champ maghrébin de langue française; elle rejoint les préoccupations des autres auteurs avec une réflexion et des réalisations originales dans la recherche d’un syncrétisme ou d’un ajustement entre les deux cultures et les deux langues, sans doute parce que le bilinguisme français-arabe y est mieux vécu parce que mieux maîtrisé.

Il nous faut noter la création tout à fait originale, dans le conte et le récit filmique de Nacer Khemir (dont on connaît L’Ogresse en 1978) qui, entre rêve et histoire, et par la magie du verbe, parvient à donner existence à un pays jamais advenu. D’autres écrivains viennent encore enrichir cette littérature tunisienne, tels Tahar Bekri ou Amina Saïd, auteurs de plusieurs recueils de poèmes. Hélé Béji, déjà connue pour un essai, publie un récit autobiographique, L’Œil du jour (1985), et plus récemment un roman. Fawzi Mellah (également dramaturge, comme Hedi Bouraoui) fait paraître coup sur coup deux romans au rythme enlevé (dont Le Conclave des pleureuses , 1987). Enfin, un très beau roman, Chronique frontalière , de Emna Bel Haj Yahia (1991) évoque l’inaccomplissement des vies féminines; d’une parole en sourdine, plus corrosive que bien des cris.

Des écrivains maghrébins d’origine juive ont choisi d’être citoyens d’un des trois pays du Maghreb après l’indépendance et, au début des années 1980, ont publié une première œuvre, suivie d’autres: le Marocain Amran El Maleh (Parcours immobile , 1980), le Tunisien Gilbert Naccache (Cristal , 1982), l’Algérienne Myriam Ben (Ainsi naquit un homme , 1982).

Quel devenir?

Au terme de ce parcours, il apparaît que la littérature maghrébine, déjouant les sombres pronostics, a refusé de disparaître. Elle s’est entêtée à dire la réalité maghrébine, malgré des idéologies totalitaires au pouvoir qui entendaient restreindre considérablement la marge d’expression. Pour cela, elle a dû souvent s’expatrier pour se faire entendre.

Sur le plan strict des écritures, les genres codifiés ont fait place à une prose narrative ou poétique inclassable. Les réalisations vont des recherches les plus hermétiques aux récits dont la symbolique plus accessible et suggestive laisse place à la liberté du lecteur. Nombreuses sont également les écritures de l’urgence, sachant marier engagement et symbolisme: comment échapper à l’histoire dans un Maghreb en pleine mutation?

Sur le plan des échanges entre les deux domaines linguistiques de création, la complémentarité s’est imposée davantage que la concurrence. Des metteurs en scène et des auteurs passent, sans complexe, d’une langue à l’autre. Les auteurs se traduisent mutuellement; les recherches esthétiques convergent vers une modernité assumée.

Les femmes, minoritaires, font une percée remarquable depuis 1980 dans les deux langues. De jeunes romancières rejoignent Assia Djebar dont le parcours est exemplaire depuis le tournant décisif pris, en 1967, avec Les Alouettes naïves (récemment, elle a publié Loin de Médine , 1992). Elles s’essaient dans d’autres genres que l’autobiographie.

Des Maghrébins, exilés par choix ou enfants d’immigrés, prennent la plume et inscrivent, dans l’espace littéraire français, une parole marginale dont on ne sait pas très bien encore quel statut lui donner. C’est le cas d’Ahmed Zitouni (La Veuve et le pendu , 1993), Leïla Rezzoug, Ahmed Kalouaz, Fatiha Berezak ou Leïla Houari. C’est le cas de ces écrivains qui forment ce qu’on appelle la littérature « beur », comme Farida Belghoul, Azouz Begag, Akli Tadjer ou Mehdi Lallaoui. Les premiers puisent dans un imaginaire nourri de leurs années maghrébines, de leur langue et de leur culture, que leur nouvelle résidence ne les empêche ni de nourrir ni d’approfondir; les seconds, par raidissement identitaire face à une différence qu’on leur renvoie comme un signe d’exclusion, ont recours à un imaginaire maghrébin en souffrance. Pourront-ils, au-delà de leurs cris ou de leurs plaidoyers, transformer leurs mots en création? Se contenteront-ils de puiser dans la culture d’origine comme dans un exotisme nostalgique pour affirmer leur singularité?

En ces années 1990 où tous les espoirs semblaient permis pour la constitution d’une véritable littérature capable de se nourrir du réel pour s’ouvrir à l’universel, l’histoire politique du Maghreb freine brutalement le mouvement ascendant. Rares sont les écrivains que nous avons cités qui résident en terre maghrébine. Rares sont ceux qui peuvent y créer en toute liberté et en toute sérénité. Les plus opiniâtres à rester ancrés dans leur sol sont souvent acculés à prendre à leur tour le chemin de l’exil, sous peine de disparaître.

Née de l’exil – dans une langue, dans une histoire –, la littérature maghrébine de langue française demeure, pour d’autres raisons, une littérature de l’exil et en exil. Soutenus par les maisons d’édition parisiennes les plus prestigieuses, célébrés par de multiples prix littéraires, ses écrivains restent d’« ailleurs », sans reconnaissance de « résidence ». Les institutions de leurs pays ne les intègrent pas à part entière dans les circuits de diffusion. Les institutions françaises les diffusent avec leur label d’exotisme.

Si le Maghreb, enlisé dans sa difficile naissance à la modernité, ne peut reconnaître, comme une partie de lui-même, leur différence, seront-ils condamnés à être les témoins d’une époque éphémère de l’histoire? S’il est difficile de répondre à cette question, au moins peut-on souhaiter que ces écrivains soient assimilés à une plus vaste littérature de la Méditerranée et de l’Orient, où le Maghreb accepterait son Nord sans que l’Europe désavoue son Sud. À l’heure où les échanges interplanétaires doivent prendre toutes leurs dimensions, ils représentent une partie modeste mais tenace de la fertilité de rencontre des cultures et des langues.

Encyclopédie Universelle. 2012.

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